Comment l’État nous enchaîne …

Le Président de la République collectionne un nombre impressionnant de défauts, mais certainement pas celui d’être bête.

Est-ce une raison pour lui faire crédit de ses paradoxes ? Certainement pas selon nous, tant le paradoxe qui nous intéresse ici, celui de la dette publique sonne faux.

Ou comment refuser à la cigale d’en appeler à l’orthodoxie budgétaire (des autres).

Les mots ici ont un poids singulier : la dette publique est l’accumulation des sommes empruntées (et non remboursées) par l’État pour couvrir son déficit budgétaire.

Or ce déficit, cette différence qu’il nous revient de financer, n’est pas celle entre ce que l’État nous verse et ce que nous finançons, mais bien entre ce que l’État se coûte et ce que nous lui rapportons.

La nuance est de taille, puisque si la population qui paye l’impôt est aussi celle qui travaille, en revanche ceux qui reçoivent ne sont pas les décideurs de la dépense publique : en d’autres termes, hors le fait de financer la dépense publique, il revient à l’impôt d’assumer les décisions prises en haut lieu et leurs conséquences à long terme.

Le fameux « quoi qu’il en coûte » de mars 2020 (qui aura coûté et endetté le pays de plusieurs centaines de millions) aura servi à financer non pas la nation mais une politique de destruction économique, de régression sociale et de casse démocratique.

Les décisions politiques arbitraires qui ont conduit à cet effondrement ont été délibérées et accompagnées d’une hausse considérable de la dette, donc de la sujétion de la France au système financier mondial dont on sait qu’il est en majeure partie fondé sur la spéculation.

En détruisant ainsi le pays et en le faisant quoi qu’il NOUS en coûte, le chef de l’État a renforcé notre dépendance envers la finance mondiale hégémonique. Sous couvert de financer une destruction volontaire, la direction du pays nous a (encore un peu plus) vendu à l’étranger.

Imaginez un artisan dont après avoir interdit l’activité, l’outil de travail est vendu à la découpe au profit de ceux-là mêmes qui en avaient préconisé la cessation ….

Le sociologue Benjamin Lemoine, chargé de recherche au CNRS, est l’auteur de deux ouvrages très intéressants relatifs à la dette, à son rôle et à la perte d’autonomie des pays qui se retrouvent pris dans la spirale des « marchés ».

Extrait de son entretien chez Mediapart :

 « … la conquête de l’espace public par la dette a été le fait de véritables entrepreneurs de cause, néolibéraux convaincus, portant la dette comme un cheval de Troie pour dramatiser le passif de l’État, mettre en scène l’obésité de la dépense publique et enjoindre ce dernier à des cures chroniques et structurelles d’amincissement sur son volet social »

« … le financement des États est assuré, tant que cette confiance dans l’actif sans risque, savoureux mélange des croyances d’institutions publiques et d’organisations financières, tient. Surtout, il tient tant que les populations s’alignent, ou se cantonnent au rôle qui leur est prescrit aussi : celui de l’acceptation sociale des ajustements et réformes considérées comme nécessaires et inéluctables. Si le corps social en vient à s’y opposer frontalement, la réponse est celle de « l’État gendarme » : la discipline et le bâton »

« … Certains considèrent que la dépendance des marchés vis-à-vis de ces actifs sans risques peut permettre de financer l’État-providence. Mais cela repose sur le mariage des intérêts et croyances de la finance, des promesses politiques des gouvernants, et de l’alignement des populations sur ces projets »

« Je donne l’exemple des road shows, ces séances de présentation de la dette française aux investisseurs, que je décris comme une démocratie parallèle : des choix y sont faits et des relations durables y sont nouées à l’ombre de la démocratie et du vote à échéances régulières. Lors de ces scènes où l’État présente sa collection de titres, il présente aussi la façon dont il « tient » le corps social, en montrant qu’il est en capacité de lever l’impôt sans douleur – pour payer le service de la dette – et en déployant un plan de réformes pro-business, des politiques de l’offre et de compétitivité du travail. Si ce sont les représentants d’un ministre et d’un gouvernement élu qui nouent ces promesses aux acteurs de la finance, tout se passe comme si tout un ensemble de choix (sur l’inflation, les retraites, le chômage) était extirpé des « incertitudes » du débat démocratique. Mieux, on rassure sur le fait que cette démocratie est sous contrôle, que les « bons choix » sont tenus, y compris à son corps défendant »

« …. Dans cette logique, [l’État] ne … peut pas [être démocratique] et il ne le doit pas. La démocratie pourrait déstabiliser cet encastrement et le remettre en question »

« …. Il me semble que c’est une des raisons, alors même que tous les économistes prétendaient que la situation réelle ne présentait pas de risques, de la réactivation du récit dramatisant sur la dette : la dette permet aussi de justifier cette conquête, sur le terrain des retraites, de la financiarisation. C’est pour cette raison qu’il faut s’attaquer au cœur du réacteur, et réfléchir à une démarchandisation du financement de l’État et de l’économie. Car c’est toujours au nom de la « main droite de l’État » que l’on impose les reculs de ce qui est démarchandisé et que l’on contraint la « main gauche ». Les chantiers de la démocratie résident dans les choix en matière d’allocation crédit et la désignation de collectifs légitimes pour en avoir la charge ».

A lire donc les ouvrages fort topiques du sociologue Benjamin Lemoine :  L’Ordre de la dette, paru en 2016 et qui vient d’être réédité en version poche aux éditions de La Découverte, et, publié récemment chez le même éditeur, La Démocratie disciplinée par la dette.

https://www.mediapart.fr/journal/economie/230222/comment-la-dette-publique-discipline-la-democratie