2. Le mécanisme parallèle

Notre visiteur se redressa quelque peu comme pour, après ces confidences, redonner plus de solennité à son propos.

Pendant que le petit homme remuait lentement sa tasse de thé que Madame Hudson venait de déposer, je le regardais à la dérobée, et vis passer dans son expression, l’espace d’un instant le léger désarroi de qui ne sait plus par où commencer.

A peine avais-je songé qu’il est des circonstances où, devant un inconnu, les confidences décousues sont parfois plus aisées à énoncer que les faits en bon ordre, que notre visiteur reprit :

– Je commencerai cette histoire Monsieur Holmes en vous disant que de toute ma vie je n’aurais jamais imaginé être confronté à de pareilles difficultés : pour résumer, notre nation a été frappée il y a dix huit mois environ par une épidémie d’une maladie inconnue que les spécialistes de notre pays ont au début pris pour un genre de grippe ou de pneumonie.

Pour un temps nous avons bien cru que cette maladie se limiterait à l’extrême orient comme cela était déjà arrivé dans le passé.

Puis il nous a semblé qu’en Europe la maladie se limiterait à nos voisins italiens qui très vite ont beaucoup souffert de cette situation. Il faut dire que de notoriété publique leur organisation laisse grandement à désirer, mais aussi que nous avons probablement sous-évalué leurs handicaps en même temps que de notre côté nous surestimions nos propres moyens.

L’adjointe à la santé de l’époque, quoique s’étant présentée lors de son embauche comme assez largement compétente, nous disait tellement de choses qu’il n’était pas toujours facile de s’y retrouver. Un jour elle disait à mon premier que tout était sous contrôle et le lendemain, je croyais bien pouvoir inférer qu’elle pensait le contraire, voire que sans le penser vraiment, elle pourrait bien ne faire que le craindre.

Et puis tout à coup, à notre surprise à tous, elle me dit qu’elle voulait se présenter pour être désignée maire d’une grande ville proche. Je me souviens que beaucoup parmi mes collaborateurs en ont ri et je dois le dire assez cruellement, ce qui m’a beaucoup gêné pour elle, car sur le fond, tout du moins à l’époque le croyais-je, il s’agissait d’une brave femme. Toujours est-il que vu son désir subit, il m’a bien fallu la laisser partir.

Sans doute aurais-je du la retenir ou au moins la dissuader de se lancer dans pareille aventure, tant il est vrai qu’elle revint en larmes me voir quelque deux mois plus tard. Son projet avait totalement échoué et la voici qui me demandait mon appui pour être recrutée auprès d’une organisation internationale active dans les statistiques de la santé. Toujours est-il que je me suis retrouvé du jour au lendemain avec le problème entier sur les bras et avec de surcroît la nécessité de trouver au plus vite un remplaçant à cette pauvre femme partie prendre des coups dans un milieu qui lui était complètement étranger.

J’ai alors décidé de reprendre contact avec celui qui m’avait conseillé dans le domaine de la santé à l’époque où j’avais postulé à la fonction que j’occupe aujourd’hui et à propos de laquelle je vous renouvelle mes remerciements devant votre discrétion.

Le Docteur David, puisque c’est de lui qu’il s’agit m’avait été de bon conseil, et m’avait notamment bien informé des carences de structure de ce secteur de la santé. Je dois vous dire que ne pouvais pas imaginer le nommer lui-même à ce poste d’adjoint à la santé car non seulement son profil ne me semblait pas assez combatif au moment de lutter contre ce qui allait devenir une épidémie, mais par surcroît il me fallait conserver cet habitué du sérail pour tenir toute la hiérarchie du système de santé. Au reste cette question n’a jamais fait débat entre nous, et je suis certain qu’il ne m’en voudrait donc pas de vous en avoir parlé en ces termes.

En revanche, le Dr David me parla de l’une de ses connaissances, médecin lui aussi et fort introduit en matière de santé publique puisque occupant un poste correspondant à votre chargé de mission à la santé près votre parlement. Je dois dire que l’homme qu’il évoqua n’était pas très apprécié notamment en raison de son côté sec et cassant : capable successivement de parler d’une voix blanche puis tout à coup de se mettre à crier sans pourtant perdre ses moyens, ce singulier petit homme, toujours serré dans des costumes trop petits pour lui, ne me plaisait guère. Il me fut toutefois expliqué qu’il entretenait les meilleurs rapports avec plusieurs laboratoires de tout premier plan, ce qui acheva de me décider. Et c’est ainsi que le Dr Nervant est devenu mon nouvel adjoint à la santé.

Cette nomination toutefois ne réglait que fort peu de choses et je dois dire que je subis à cette époque et pour la première fois, mais non la dernière hélas, une pression véritablement extérieure, à laquelle l’idée que je m’étais fait de ma fonction ne m’avait pas préparé.

Pour être plus précis, je dois dire qu’au début mars de l’an dernier, je reçus successivement les visites, appels ou contacts de nombreuses personnalités du domaine de la santé qui tous se mirent à me suggérer en termes divers mais convergents de créer pour gérer cette affaire des structures parallèles à celles qui existaient selon nos institutions. Tous insistèrent en substance sur le fait que ni mon premier ni mes collaborateurs ne comprendraient à peu près rien et qu’il était important que je sois entouré des compétences nécessaires.

Je ne souviens que mes interlocuteurs prenaient en exemple mon porte parole de l’époque, une femme énergique certes mais tellement luxuriante il est vrai, si tant est que je puisse m’exprimer ainsi, que son bagout l’entrainait à des déclarations incroyables que je n’ose vous répéter.

Ainsi, il fut décidé qu’au conseil de mes collaborateurs du mercredi, nous adjoindrions un conseil restreint qui prendrait les décisions en priorité et de manière secrète, de telle sorte que le conseil principal n’aurait plus qu’à avaliser ce qui aurait été décidé auparavant.

Notre visiteur s’interrompit et but une gorgée de thé.

Je dois dire ici que l’évocation par notre visiteur de cette étrange organisation assez peu démocratique et pour tout dire à l’opposé de notre séculaire tradition britannique me fit quelque peu ciller. Et sans doute notre invité s’en rendit-il compte puisque reposant sa tasse il me toisa un instant, quoique je n’aie, je le certifie, absolument rien dit. Sans doute ai-je du toutefois rougir car Holmes vint à mon secours :

– Ha ça cher Monsieur, votre description de cet étrange et secret conseil me fait dire que tout cela n’a pas du être du goût de votre opposition ? Holmes marqua un temps et poursuivit sa phrase, comme pour donner à notre interlocuteur une porte de sortie : si toutefois, comme je le suppose, vous en avez une …

Notre visiteur ne se démonta pas. Bien plus, cette remarque de Holmes que tout autre aurait pu juger aigre-douce parut lui redonner vigueur :

– Justement, Monsieur Holmes, tout cela me fut finalement assez facile car je n’ai en pratique aucune opposition. Ou si vous préférez une description plus nuancée, disons que ce qui serait en temps ordinaire une opposition se résume à fort peu de chose, quelques individus sans épaisseur ni convictions excessives, et comme par ailleurs, la presse est pour l’essentiel propriété de certains de mes amis, je suis assez libre de mes mouvements.

J’intervins alors : donc si nous vous comprenons bien, ce conseil secret fut dorénavant mis à contribution pour vous conseiller sur la gestion de cette épidémie ?

Pas vraiment, répondit notre visiteur, qui s’éclaircit la voix un instant puis poursuivit : en vérité ce conseil secret était destiné à entériner mes décisions, car dans notre pays l’idée qu’un homme seul, même de ma sagesse puisse décider de tout reste suspecte, et donc ce conseil quoique secret donnait une apparence de collégialité.

En revanche ce conseil secret n’était pas là pour me conseiller au sens propre du terme, cette tâche étant dévolue à une autre instance, une sorte de cabinet scientifique que nous avons constitué à la même époque sur les indications et les conseils du Dr David et Dr Nervant en réunissant une équipe de professionnels, habitués à travailler ensemble ainsi qu’avec les laboratoires pharmaceutiques que j’ai évoqués.

Ainsi que vous pouvez le comprendre, il me sembla que moyennant certes un réaménagement du périmètre de réflexion et de la structure de décision, j’étais maintenant en mesure de pouvoir décider vite et sans être outre mesure contredit, ce qui correspond aussi à ma pratique car, et je pense que vous le concevez, être contredit ne me convient guère.